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Parkour et environnement

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Dans cet article, je vais m’intéresser à la relation des traceurs à leur environnement, en mobilisant à la fois mon expérience de pratiquant et la littérature académique à laquelle j’ai eu accès. Il a pour but d’approfondir la compréhension de la discipline, mais également d’aborder des thématiques et problèmes plus larges rendus visibles par le parkour.

Introduction #

Commençons par une définition : le parkour est à la fois une méthode d’entrainement consistant à se renforcer physiquement et mentalement en franchissant des obstacles, et une méthode de déplacement visant à franchir des obstacles d’une manière efficiente et sûre. Cette discipline peut se pratiquer en milieu rural aussi bien qu’en milieu urbain. Elle a d’ailleurs émergé dans les milieux naturels, de par sa filiation avec la méthode naturelle de George Hébert. Il s’agissait d’un entrainement en milieu ouvert, non contrôlé, devant favoriser l’adaptation à tout type d’environnement. C’est sous cette forme que la pratique a été transmise par Raymond Belle à sa famille, avant d’être transposée sur l’architecture urbaine par David Belle et ses compagnons de jeu de l’époque[1]. La pratique semble maintenant s’être mieux développée en zone urbaine et son image y est fortement attachée, et cela pour plusieurs raisons. La relative homogénéité de l’architecture urbaine tout d’abord, qui permet d’appliquer un vocabulaire de mouvement restreint à des situations présentant des invariants : surfaces identiques, lisses, parallèles, droites, généralement stables et solides, rendent le mouvement plus facilement prédictible, et facilitent ainsi la gestion du risque. Une question de population et des aspects pratiques ensuite : le fait que plus de la moitié de la population mondiale habite, travaille, vit en milieu urbain contribue à son développement en zones urbaines. Le parkour donne la possibilité aux pratiquants de bouger au sein de leur vie quotidienne, évitant de devoir se déplacer en des lieux détachés et éloignés, et les centres des villes sont des zones accessibles et médianes, facilitant les rencontres entre les pratiquants. Il y a donc un effet simplement géographique, les périphéries ne pouvant que difficilement devenir des centres. Une raison de visibilité, finalement. La pratique en ville ne passe pas inaperçue des passants, et un plus grand nombre de pratiquants en ville signifient plus de vidéos filmées en ville, ce qui renforce l’image d’une pratique urbaine. Mais c’est également en ville que les mouvements du parkour semblent le moins à leur place (sauf dans quelques espaces dédiés), ce qui rend la pratique plus étrange, intéressante, novatrice et subversive. En comparaison le milieu « naturel », est moins codifié, fonctionnellement plus neutre, et les représentations du parkour n’y ont pas la même force. Les médias (notamment dans la publicité) exploitent ce côté novateur, subversif et urbain de la discipline, avec également une volonté de montrer des lieux sensationnels, beaux, mémorables ou connus[2]. Cela a certainement contribué à donner l’impression que le parkour se pratique sur des toits d’immeubles. Les traceurs (pratiquants du parkour), pourtant, s’entrainent dans des lieux d’apparence beaucoup plus anodine, ayant leurs propres critères pour choisir leurs « spots », et la pratique n’a rien d’urbain par essence. Néanmoins, au vu des facteurs énumérés ci-dessus, c’est principalement la pratique urbaine qui nous intéressera dans cet article.

Espace absolu, espace social #

Quoi de plus inerte et neutre qu’un amas de béton ? L’espace qui nous entoure est généralement conçu comme une simple étendue physique, concrète, matérielle : c’est ce qu’on appellera l’espace absolu. Mais on ne peut le réduire à cela, car il n’est jamais un simple décor neutre dans lequel les actions humaines ont lieu. En utilisant l’espace, l’homme lui attribue en effet des fonctions, des valeurs, des codes, des normes, une histoire : c’est ce qu’on appellera l’espace social. Pour être dit clairement : l’espace social est ce que l’on en fait et dépend donc directement des relations sociales qui ont lieu en son sein. L’espace est alors directement producteur de sens, et reproducteur de mécanismes et dynamiques sociales.

Pour des exemples très concrets, prenons l’environnement construit. La construction d’un bâtiment nécessite un design, et son existence physique, matérielle, ne peut donc pas être simplement détachée des aspects sociaux de sa conception. L’environnement construit est là pour servir les besoins de la société, mais plus précisément, pour servir les intérêts de ceux qui peuvent investir dans la réalisation des projets architecturaux[3]. Il serait par conséquent plutôt surprenant si l’architecture ne reflétait en rien les valeurs et les besoins de ceux qui ont permis sa construction. L’architecture peut avoir pour but manifeste de symboliser et matérialiser le pouvoir ou des valeurs culturelles, d’une manière évidente lorsqu’il s’agit de monuments[4]. Les monuments permettent notamment de donner forme à une mémoire collective, en fonction de certains buts comme le patriotisme. Pensons également à la ségrégation raciale, ou celle opérée sur les SDF dans nos villes actuelles, qui se fait toujours en partie par l’environnement construit. Cela est en fait valable pour toute forme de « nuisibles » ou marginaux: systèmes anti-skate, mobilier urbain délibérément inconfortable, dispositifs de harcèlement auditif (comme le Mosquito), et dans un registre plus banal, mais toujours efficace : murs, barrières et grillages en tous genres. Au-delà de leur fonction matérielle, ces éléments ont une fonction symbolique qui peut être lue différemment par chacun : une barrière est un symbole compréhensible pour plus ou moins tout le monde, mais les systèmes anti-skate seront principalement repérés par les skateurs. Certains groupes sociaux (p.ex. les propriétaires) peuvent ainsi imposer matériellement (à travers l’environnement construit) et discursivement (à travers un savoir concernant les manières appropriées de se comporter dans certains lieux) leur vision de ce qui est ordre et ce qui est désordre, et leur vision devient dominante, acceptée et approuvée[5]. Cette vision de la ville est renforcée par le simple fait qu’elle se matérialise en elle : il y aura effectivement peu de mendiants dans un lieu organisé pour éviter leur présence, et par conséquent la dissonance entre la vision dominante et sa réification dans la ville est généralement faible… la vision dominante semble donc être « vraie » et évidente. Les alternatives, elles, deviennent invisibles, impensables, inarticulables. L’environnement construit exclut, marginalise certaines possibilités tout en en encourageant d’autres, et ce faisant normalise les relations sociales en son sein[6]. Il existe évidemment toujours une marge de manœuvre, mais contenue dans certaines limites : certaines activités ou manières d’être sont rendues réellement difficiles ou impossibles par la configuration des villes. De même, il s’agit de ne pas oublier que cette relation fonctionne dans les deux sens : si l’architecture influence les comportements, les comportements agissent également sur l’architecture.

Pour ce qui nous concerne, on peut simplement constater qu’il y a une forte régulation du mouvement en ville. Il y a tout d’abord des législations et des règles, concernant les excès de vitesse, l’accès à certaines zones, ou encore la manière de se mouvoir dans ces zones (interdiction du flânage ou du jeu). Mais on ne peut légiférer sur tout, et il n’y a pas de législation sur les manières appropriées d’utiliser un escalier tout comme il n’est pas illégal de marcher en arrière dans la rue. Pourtant un certain nombre de normes sociales déterminent les manières appropriées d’utiliser l’environnement urbain (et son propre corps), au point que les utilisations alternatives pourront sembler illogiques, voire tout bonnement impensables, et seront réprimées à un certain degré sans pour autant être illégales. Pour pouvoir se déplacer en ville, il est nécessaire d’incorporer ces règles et normes, et elles deviennent donc normales et généralement non questionnées : ce sont des évidences. Notons que l’influence de l’environnement ne s’arrête pas aux simples comportements : l’espace influence également la manière dont on se construit en tant qu’individu, et participe à notre perception des autres. Pour les exemples les plus évidents, il suffit de penser à la façon dont on intègre des éléments géographiques lorsqu’il s’agit de raconter notre biographie, ou les manières dont on perçoit différentes personnes selon leur origine, le quartier dans lequel elles travaillent, etc. La construction et la connaissance de soi sont inséparables de l’espace dans lequel on évolue : « si je vais dans tel quartier, je m’y sentirai à l’aise, mais je serais mal perçu si j’entrais dans cet autre édifice, et je n’ai pas les moyens de me payer l’entrée de celui-là : qu’est-ce que cela dit de moi ? »

Parkour Vision #

En un sens, le monde est rempli d’objets qui conditionnent (parfois consciemment, mais le plus souvent inconsciemment) les chemins que nous empruntons. Pour la plupart des gens, ce ne sont pourtant pas des obstacles, mais simplement des formes et des objets sans utilité[7], évidents et neutres. Ce n’est que pour le traceur que le monde devient empli d’obstacles : un obstacle est ce qui s’oppose à notre trajectoire et il suffit de prendre des trajectoires improbables pour que de simples éléments du mobilier urbain deviennent véritablement des obstacles. Le parkour rend donc visibles certains éléments anodins de l’environnement, au moment même où ils deviennent pertinents pour l’activité du traceur. Du vide entre deux immeubles à un rebord de trottoir, en passant par des rochers ou des arbres, tout peut devenir un obstacle selon les compétences et l’imagination ; et c’est le fait de pouvoir concevoir tout objet comme un obstacle qui permet le parkour.

Les anglophones usent fréquemment d’un terme qui, il me semble, n’est pas utilisé en français[8] : _parkour visio_n. Avec l’expérience, les pratiquants se mettent à percevoir leur environnement différemment, à le percevoir à travers le prisme du parkour. Ce qui peut sembler une simple façon de parler n’en est pas une : une étude[9] montre que les traceurs expérimentés anticipent plus facilement leur capacité à franchir un obstacle que des novices, et estiment la hauteur des murs comme étant plus basse que lorsque cette estimation est faite par des novices. Il y a en effet une relation entre capacité d’action et perception de l’espace ; de manière générale la plupart des gens surestiment les distances verticales par rapport aux distances horizontales[10], mais selon la même étude cette illusion n’existe pas chez les traceurs lorsqu’ils évaluent les distances dans leur environnement. Percevoir le monde en fonction de nos capacités a un avantage certain : cela permet d’assurer notre sécurité, en ne tentant pas des actions qui semblent littéralement hors de portée. Quoi qu’il en soit, ce phénomène fonctionne en limitant le champ des actions que l’on pense possible, et volontairement ou non, les traceurs tendent à le bousculer (pour eux-mêmes, mais peut-être aussi chez les éventuels spectateurs). Par conséquent, si le parkour est une manière novatrice de se mouvoir, c’est également une manière innovante de percevoir l’environnement, et les deux sont intimement liés.

Tout n’est cependant pas affaire seulement de mesure et de distance. Nous avons vu qu’un grand nombre de contraintes et habitudes sociales s’ajoutent aux propriétés physiques de l’environnement. Un mur ou un escalier ne sont pas seulement des amas de pierre ou de métal, mais sont liés à un certain nombre de significations, à un ensemble d’usages tolérés, recommandés, habituels, normaux, ou non, etc. La parkour vision, c’est également une vision au moins en partie délestée des normes sociales, ce qui permet au pratiquant de revoir les objets dans leurs seules propriétés physiques, objectives, absolues: surfaces et formes. Un mur redevient alors effectivement un bloc de pierre d’une certaine hauteur, avec une surface qui croche ou glisse, qui permet l’appui ou au contraire risque de se briser, avec un sommet qui offre une plus ou moins bonne prise. Son statut de limite au mouvement, qui tient en grande partie de sa définition sociale et de son usage généralement accepté[11], de sa symbolique, ne subsiste que si le mur est physiquement impossible à surmonter.

De manière générale, un environnement offre un certain nombre de possibilités d’action selon la manière dont il est perçu, ainsi que des capacités et compétences de celui qui s’y trouve : c’est ce que l’on nomme son affordance[12]. En se débarrassant des contraintes sociales, en aiguisant ses perceptions, en améliorant ses capacités physiques et en élargissant son vocabulaire de mouvement, le traceur augmente l’affordance que lui présente son environnement. Le mur ne lui afforde alors plus seulement la possibilité de le longer, mais également d’autres, comme celles de l’escalader, de prendre appui ou de sauter par-dessus. Quel traceur, marchant dans un environnement qu’il connaît peut-être déjà, n’a jamais été surpris de voir des possibilités de mouvement surgir soudainement : ici un saut de bras, là un saut de chat-précision, comme si elles étaient directement suggérées par l’environnement ? Un autre individu, au même endroit, aurait perçu bien d’autres possibilités suggérées par l’environnement : monter ou descendre des escaliers, s’arrêter devant un panneau, contourner une barrière, etc. Lorsque l’on demande à de jeunes enfants comment ils pourraient utiliser un objet, ils expriment un panel varié d’utilisation, car pour eux toutes les utilisations se valent. Vers 7 ans[13], néanmoins, surgit un phénomène nommé « fixité fonctionnelle » : les enfants se mettent à percevoir les objets pour leur fonction habituelle, et les autres passent en arrière-plan et deviennent invisibles, impensables. Le parkour permet dans une certaine mesure une sortie de cette fixité fonctionnelle vis-à-vis de l’environnement, et il n’est pas étonnant d’entendre les traceurs parler de retour en enfance lorsqu’ils se mettent à pratiquer. Ceci montre à quel point le parkour nécessite une extrême attention à l’environnement, afin de découvrir les opportunités de mouvement qu’il peut offrir.

Cette relation entre perception et action, et le terme parkour vision ne doivent pas mettre à l’écart le fait que l’environnement est ressenti et vécu d’une manière différente également[14]. Nos sociétés donnent une grande importance au sens de la vue[15], et la conception des espaces urbains est également largement basée sur les expériences visuelles[16]. Mais contrairement à des observateurs détachés et passifs, les traceurs sont immergés dans leur environnement, en contact direct avec lui. En adoptant un regard curieux à son égard, en touchant toutes ses surfaces, en jouant avec lui, en y éprouvant de la joie et tout le panel d’émotions liées à l’entrainement et au mouvement, un certain sentiment d’appartenance se crée, et les espaces de pratique ne sont plus neutres. Des lieux qui pour la plupart des gens génèrent des émotions négatives, mais le plus souvent paraissent juste laids, anodins, banals, inutiles (ce qu’on appelle des non-lieux[17]) peuvent devenir appréciés et valorisés. Il s’agit par ailleurs souvent d’espaces transitoires comme les murs et les barrières, qui ne sont occupés par personne. Puisqu’ils sont la frontière entre deux espaces, ils ne sont généralement pas considérés eux-mêmes comme des espaces. Les traceurs s’attachent à des lieux selon les besoins de leur pratique (solidité, stabilité, diversité…), des critères esthétiques propres (en partie une esthétique « fonctionnelle », où ce qui permet la pratique est considéré comme beau), ainsi que leur vécu émotionnel. Les émotions négatives sont alors liées à des lieux où il est difficile ou inintéressant de pratiquer (p.ex. des terrains plats avec peu de structures), ou lorsqu’un spot est modifié ou cassé, lui retirant ainsi des possibilités de mouvement[18]. Peut-être faut-il insister sur le fait que l’on peut trouver une appréciation esthétique et un attachement à notre environnement quotidien, même le plus banal : cela dépend en partie de ce que l’on y fait. Pour le traceur, la ville même dans ses recoins les plus anodins devient alors un terrain de jeu ou d’aventure. Jeffrey Kidder définit d’ailleurs le parkour comme un « aventurisme urbain »[19] : l’aventure n’a plus besoin d’être réalisée dans des endroits dangereux, exotiques, inconnus et sauvages, mais nécessite simplement des incertitudes, des probabilités de rencontres ou de nouvelles idées. En se soumettant ou en créant ces situations d’incertitude, il est possible de briser la prédictibilité quotidienne, le sentiment d’inefficacité, d’impuissance ou d’inutilité dans le lieu même où sécurité et routine prennent normalement la place du risque et de l’aventure.

Gestion urbaine #

Le parkour est révélateur de problématiques plus larges : par exemple, à travers sa pratique on se rend très vite compte à quel point il est anormal de jouer, sauter ou ramper dans l’espace public. C’est peut-être une évidence, mais y être directement confronté est troublant. Or, on a déjà montré que l’action et la mobilité sont des éléments importants pour la construction de relations personnelles à l’environnement, et cela de manière générale. De plus, le parkour est une forme de jeu comme bien d’autres, et je ne m’étendrai pas ici à démontrer à quel point le jeu est une activité biologiquement indispensable, sans compter ses bienfaits sociaux et culturels[20]. L’anormalité voire la répression des comportements de jeu et d’utilisation libre du corps et de l’environnement n’est donc pas sans conséquence. Malheureusement, certaines dynamiques sociales ont un impact négatif sur l’utilisation libre et variée des espaces… et par conséquent sur la manière dont on les vit ou ressent[21].

Premièrement, les espaces ont tendance à être de plus en plus privatisés, et c’est alors le propriétaire qui décide ce qui doit ou ne doit pas y être fait. Cette privatisation a une forte tendance à s’étendre et à annexer l’espace public adjacent : l’espace devant un magasin est réquisitionné pour l’accès à sa vitrine, l’espace devant un immeuble ne peut pas être utilisé pour des activités bruyantes. Les propriétaires privés peuvent alors gérer une partie de l’espace public selon leurs propres critères, appelant éventuellement la police au renfort, tandis qu’aucun outil n’est mis à disposition du public pour défendre son territoire[22]. Par expérience, il est extrêmement rare que la police vienne en aide aux traceurs lorsque des propriétaires ou passants dérangent les traceurs, ce sont toujours eux qui devront se déplacer pour ne pas importuner ou être importunés ; et pourtant, combien de fois les traceurs ont été dérangés pendant qu’ils pratiquaient ! Par ailleurs, on peut tout à fait considérer que, légalement, même l’espace privé devrait pouvoir être utilisé lorsque cela ne cause pas de dommage au propriétaire[23]. Mais le concept de propriété privée est tellement ancré de manière absolue, sa réification tellement forte, que généralement l’exclusion d’un lieu privé aura lieu sous motif « que c’est un lieu privé », et pas pour des dommages avérés ou potentiels. En fait les dommages causés par les activités telles que le parkour sont généralement de minimis, « c’est-à-dire basés uniquement sur la violation du droit exclusif de possession du propriétaire »[24] et pas sur des dommages effectifs (autrement dit, le dommage n’existe que parce qu’il y a une loi).

Deuxièmement il y a depuis la révolution industrielle[25] une profonde division fonctionnelle de l’espace urbain (il y a lieu d’habitation, de travail, de consommation, de culte, de pratique sportive…). Chacun de ces espaces a sa fonction, donnée a priori, et a tendance à l’imposer à tous les usagers de manière uniforme. Ce n’est pas au passant de décider ce qu’il peut faire d’un espace, de s’engager dans un dialogue avec lui : le script était déjà écrit avant qu’il arrive, et lui est imposé à travers des écriteaux ou des configurations architecturales bien connues. Cela permet notamment aux planificateurs urbains d’empêcher la menace d’une utilisation imprévue[26], mais aussi de rendre l’environnement plus lisible, compréhensible pour ses utilisateurs. Le jeu et le mouvement ont alors été sortis de la ville, pour résider dans des espaces spécifiques clairement définis (et le plus souvent commerciaux). Les traceurs refusent de manière générale cette division et standardisation: ils se sentent chez eux partout (tant qu’il y a des obstacles…), et utilisent tous types d’environnement pour bouger, à leur manière. Après tout, du point de vue d’un traceur le mouvement devrait être pratiqué dans notre environnement immédiat pour avoir du sens ; pourquoi vouloir le ségréger dans des zones contrôlées et dénaturalisées (fitness, centres sportifs…) ?

Troisièmement, l’espace urbain est traversé par la logique capitaliste, de l’industrie et du travail, de la production et de la consommation. Le jeu, souvent considéré antagoniste à cette logique n’y a pas sa place, et est même parfois considéré comme une menace à la productivité commerciale[27]. Si l’architecture doit de manière générale être intelligible afin de faciliter navigation, surveillance et contrôle, elle a souvent pour but l’efficience et les intérêts commerciaux. Rawlinson avance que la citoyenneté civique tend à être remplacée par une citoyenneté de consommateur, où « le droit d’appartenance d’une personne dépend de sa contribution positive nette à l’économie de cet espace » [28]. Un traceur qui économiquement ne  produit rien, n'a rien à faire là[29]. Les individus deviennent équivalents à leur travail, à leur production, à ce qu’ils possèdent ou ce qu’ils semblent posséder ; les relations interindividuelles se font donc par l’intermédiaire commodités au point de devenir en elles-mêmes des relations entre commodités[30]. Le jeu ou les activités créatives permettent de s’échapper de cet ordre, car ils mettent temporairement à distance une partie des normes et règles de la vie quotidienne et appliquent leur propre logique à l’espace. Pour Naïm L’1consolable, le parkour consiste à habiter, occuper et se saisir de l’espace public sans demander permission, sans avertir quiconque, de manière spontanée, et l’utiliser comme si cela allait de soi, puisque cela devrait aller de soi. Nous avons dit que l’espace est ce que l’on en fait, et il peut donc être tout et n’importe quoi ; mais si l’on n’en fait pas quelque chose, quelqu’un d’autre s’y emploiera à notre place. Et au vu des intérêts politiques et économiques à occuper l’espace, ne pas se soucier de l’espace public suffit à conduire à sa disparition[31]. Face à cela, il y a une gratuité du parkour dans 3 sens du terme : les traceurs utilisent l’espace public sans payer, sans être payés, et sans finalité rationnelle apparente[32] (dans le sens où le mouvement est essentiellement autotélique, son but est interne, réside dans la satisfaction qu’il procure et pas dans des récompenses externes ou dans ses productions économiques). Il s’agit donc d’une résistance à la privatisation et la marchandisation des espaces. Cela a mené Michael Atkinson à comparer le parkour à une démarche « anarcho-environnementale »[33], où les traceurs appliquent leurs propres logiques à l’espace urbain, et font parfois activement la promotion de leur mode de vie alternatif. On pourrait également parler d’un « anarchisme pragmatique »[34], dans le sens où les traceurs n’ont pas de programme de changement politique, mais opèrent bien des transformations dans leur rapport au monde social, à travers leurs activités. Ils sortent de la « société du spectacle », de la représentation et de la consommation passive pour devenir pleinement acteurs, interagissant directement avec la matérialité de la ville. Cela est à modérer dans le sens où tous les traceurs ne font pas du parkour une contestation politique volontaire et explicite, certains agissant même parfois dans le sens contraire[35]. Et le fait est que le parkour est lui-même utilisé, réinterprété et transformé par la culture dominante. Mais la politique reste généralement implicite à la pratique et réside en ses sous-produits[36], ne serait-ce que parce que le parkour cause des réactions (parfois violentes) chez les autres usagers de l’espace public. Pour Matthew Lamb, toute résistance est un discours alternatif, une nouvelle ou contre-façon de parler, savoir ou agir. Le parkour n’est ainsi pas une lutte contre le pouvoir, mais un exercice de pouvoir en soi, permettant au pratiquant de découvrir les formes de pouvoir codifiées et cachées dans l’environnement construit, et d’inscrire son propre pouvoir dans l’espace, (re)codifiant les normes d’utilisation du corps et de l’architecture[37].

Les espaces permettent donc d’être utilisés d’une manière qui n’était pas à l’origine planifiée. Cela peut être fait lorsque l’utilisation originale, normative, n’a plus (ou n’a jamais eu) cours, ou en parallèle avec elle[38]. De manière générale, les activités des traceurs ne sont pas mutuellement exclusives de celles des autres usagers de l’espace, et peuvent parfois même contribuer aux autres utilisations, notamment en donnant plus de vie à l’environnement, en offrant un spectacle aux passants, en augmentant la sécurité via la surveillance entre pairs[39], en encourageant la participation à l’activité dans les lieux publics, rendant ainsi visible le potentiel de l’espace public[40] et agrandissant de ce fait le champ des utilisations qui peuvent en être faites. L’architecture permet bien plus que son utilisation prévue ou actuelle et un grand plaisir réside dans la découverte de ses potentialités inexploitées. La libération des possibilités de l’espace et la colocalisation des activités, à l’opposé de la tendance à construire des espaces destinés à un seul type d’utilisation, permettent de rendre les villes plus agréables, plus intéressantes, plus vivantes, plus mémorables. Malheureusement, la rareté des lieux publics de jeu au sein des villes est à compter parmi les facteurs qui ont rendu le parkour populaire[41].

On peut se poser la question de la viabilité de la pratique du parkour dans des lieux qui ne sont « pas fait pour ». Nombreux sont les auteurs qui maintiennent que les pratiquants présentent rarement des comportements antisociaux, qu’ils ne laissent pas ou peu de traces, et que les traceurs sont généralement respectueux de leur environnement de pratique[42][43][44], qui est après tout leur terrain de jeu et importe généralement plus pour eux que pour les passants voire pour les habitants. Parfois, les traceurs repartent même en laissant l’endroit plus propre qu’à leur départ. Les initiatives des traceurs ayant pour but de nettoyer ou repeindre les spots ne sont pas isolées. Si les traceurs revendiquent leur droit à utiliser l’environnement, ce n’est pas comme s’ils réclamaient une propriété légale, juridique de ces espaces. Ils ne revendiquent pas un droit exclusif et illimité, ils ne font que l’emprunter. D’ailleurs, ils ne restent généralement pas bien longtemps : la ville est grande, il y a plein d’endroits à explorer, et les traceurs ont besoin de pratiquer dans de multiples environnements pour progresser. Que ce soit pour quelques secondes seulement, ou quelques heures, les traceurs s’entrainent dans un lieu puis partent, il est peu probable qu’ils y plantent leur tente. L’espace retourne alors à son utilisation d’origine, comme si de rien n’était.

Mais nombreux sont les individus qui s’inquiètent de la présence de traceurs. Ils ne font pas forcément la différence entre le parkour est d’autres activités pratiquées par les jeunes (par exemple, simplement traîner), s'inquiètent pour des dégradations de l’environnement, ou pour d’éventuelles blessures, parfois avec une légitime préoccupation pour la santé des traceurs, mais souvent par crainte de se sentir ou d’être tenus responsables. Ameel et Tani[45] estiment que les passants se sentent obligés d’intervenir parce qu’ils ont un sentiment de possession de l’espace sur lequel pratiquent les traceurs (sentiment tout à fait partagé par les traceurs eux-mêmes, il faut le souligner).

Vient alors la chanson habituelle (admirez le glissement de langage): si l’environnement n’a pas été créé pour jouer, c’est qu’il n’est pas fait pour, et donc n’est pas approprié à cet effet. Qui plus est, il est même dangereux d’y jouer. Les traceurs sont perçus comme des déviants, des « mésutilisateurs »[46], car ils n’utilisent pas l’espace d’une manière appropriée. Comme dit plus haut, l’espace est ce que l’on en fait, mais, au risque de me répéter, à force d’habitude certaines utilisations deviennent la norme, et sont réifiées au point de sembler immuables. Ce sont des produits de l’activité humaine qui sont pourtant perçus comme s’ils étaient autre chose que des produits humains[47]. On pourrait dire que, puisque la plupart des usagers de cet espace n’ont pas l’impression de produire par eux-mêmes les normes et lois qui le régissent, ils les considèrent comme des « objets », en des termes non humains, qui ne dépendent alors plus des activités humaines. Il est amusant de constater qu’en percevant les règles de cet espace comme étant détachées de leur production humaine, le passant (re)produit ces règles lors de son intervention… confirmant cela même qu’il ne perçoit plus.

Évidemment le parkour n’est pas la seule activité à souffrir de ces formes de craintes et des répressions et marginalisations qui s’ensuivent. Il est fréquent de rencontrer des panneaux interdisant différentes formes de jeu, du skateboard aux jeux de balle. Le jeu est de manière générale considéré comme un problème qu’il faut résoudre, car c’est une activité imprévisible, dérogeant à la norme, et souvent considéré comme étant inutile ou improductif. À cela s’ajoute la tendance générale à vouloir supprimer les risques, parfois légitime, mais se faisant aux dépens de jeu et des utilisations créatives de l’espace et du corps. Rawlinson invite à créer des espaces « risk aware » et non pas « risk averse »[48], car le risque est à la fois inséparable de l’existence publique et en lui-même positif, notamment parce qu’il permet de rehausser l’expérience émotionnelle de l’espace urbain.

On ne niera pas malgré tout que le parkour, comme toute activité, peut parfois être source de conflits (principalement du bruit, mais éventuellement dégâts ou accidents…). Et si les traceurs évitent les intrusions, ils ne perçoivent généralement pas de différence entre lieux privés et publics, les voyant comme un tout continu. Il est suggéré aux débutants de ne pas aller dans les propriétés privées, mais force est de constater que les pratiquants plus expérimentés ne respectent pas la règle qu’ils édictent parfois eux-mêmes[49]. Ils n’hésitent alors pas à se rendre dans ces lieux s’ils en valent la peine. Les possibilités de meilleure gestion de la ville, afin de la rendre plus propice au jeu en général, et pour le parkour en particulier, sont nombreuses et Rawlinson[50] en propose quelques-unes. Il faudrait durant leur conception prévoir que les espaces publics subiront des interactions physiques : cela permettrait à la fois de maximiser leur utilité fonctionnelle, et de diminuer les coûts de maintenance ou réparation. Les structures, dont l’extérieur des bâtiments, doivent pouvoir supporter us et abus, sans compromettre leur utilité non ludique. Les surfaces et formes peuvent être variées afin d’augmenter leur potentiel ludique tout en restant solides. Pour éviter les conflits dus aux dommages, il y a possibilité d’utiliser des finitions « sacrificielles », qui soient soit facilement remplaçables et peu couteuses, soit très durables. Si certains éléments sont considérés comme trop sensibles, il est possible de les protéger par des couches sacrificielles supplémentaires. Et si cela ne suffit pas, il est impératif de séparer physiquement les lieux sensibles de l’espace accessible au public. Rawlinson propose notamment l’éloignement par rapport aux rues et lieux de passage majeurs, le masquage derrière des couches sacrificielles, un choix de matériaux non approprié au jeu, ainsi qu’un marquage précis des zones (il est très peu souvent clair à qui appartient un espace urbain, si vous regardez le plan de cadastre de votre ville, vous seriez sûrement surpris). Hormis quelques zones sensibles, une ville entière pourrait devenir un terrain de jeu continu tout en minimisant les problèmes et conflits des jeux urbains actuels. On peut en tout cas assurer qu’ajouter des obstacles n’est pas une solution : l’imagination des traceurs semble sans limites lorsqu’il s’agit de les réinterpréter, et il y a bien des cas où un obstacle censé empêcher un type de mouvement a fini par en permettre un autre. Mieux, dans certains cas des éléments ayant pour but d’empêcher des escalades n’ont fait que permettre une escalade qui aurait autrement été impossible. La meilleure solution pour décourager la venue de traceurs, c’est encore de supprimer les obstacles.

Contraintes et opportunités #

Sans obstacles, ni parkour ni traceur. Après tout, les constructions censées contenir, diriger et gérer le flot d’êtres humains, créant des voies conventionnelles guidant les piétons, deviennent le moyen même pour le traceur de créer ses propres chemins[51]. Avec la même ironie, le mobilier destiné à garantir la sécurité des individus (murs, barrières, mains courantes…) devient l’occasion de prendre des risques et se mettre en danger (psychologiquement, physiquement, socialement). Les lieux visant à contraindre le plus le mouvement humain, avec une densité d’obstacles élevée sont en même temps ceux qui sont les plus intéressants pour les pratiquants. Constater à quel point ce sont les obstacles eux-mêmes qui sont source de liberté pour les traceurs parait à première vue paradoxal. On a tendance à penser que les contraintes sont entièrement… contraignantes. Mais elles sont également positives, productives et nécessaires. De manière générale pour qu’une activité comme le parkour émerge, il est essentiel qu’il y ait un certain nombre de paramètres décrivant les limites et le contexte dans lequel cette activité prend son sens[52]. Il suffit de penser par exemple aux règles d’un jeu, sans lesquelles il n’aurait tout simplement pas lieu. Il n’est alors pas inintéressant d’observer le fait que le parkour est né dans les banlieues parisiennes, où les contraintes matérielles, mais aussi sociales et politiques sont élevées. Des zones isolées des centres urbains, parfois violentes, fortement policées, à faibles revenus et haut taux de chômage (en particulier chez les jeunes), avec des infrastructures dégradées ou inexistantes, où les populations se sentent coincées et piégées, car la pauvreté et la stigmatisation sociale leur retirent tout espoir d’en partir[53]. Le film Yamakasi en est d’ailleurs une métaphore : il raconte après tout l’histoire d’un groupe de jeunes des banlieues, issus de l’immigration, s’élevant contre des institutions corrompues et les conventions bourgeoises[54]. Les deux Banlieue 13 jouent sur les mêmes thèmes de la marginalisation et isolation géographique et sociale. Consciemment ou non, les traceurs reproduisent certains aspects de cette lutte. David Belle exprime ainsi le fait que le parkour est un moyen de ne pas se sentir « étouffé par les murs autour de nous »[55]. Par le développement de son corps et l’apprentissage de différentes techniques, le pratiquant peut exercer et ressentir une certaine maîtrise de son environnement. Mais dans cette maîtrise, ni violence ni destruction : les contraintes qui ne sont pas obéies sont simplement ignorées ou réinterprétées. Avec des limites cependant : on a beau « défier » les lois de la physique, on ne les dépasse pas pour autant ; chaque corps et chaque environnement sont des contraintes en même temps que des opportunités. Mais plus important : le mouvement du parkour est composé d’éléments plus petits irréductibles, des atomes, appris, entrainés puis reconfigurés entre eux. Ce sont des « mots » qui servent à constituer des « phrases » de mouvement, et tout ce vocabulaire pose en lui-même des limites au mouvement. De plus, il y a des chemins, des trajectoires qui ont déjà été tracés et qu’il ne reste plus qu’à suivre, en particulier sur les lieux qui ont une signification particulière. Lorsque les traceurs se rendent sur un lieu que David Belle a visité, ils imitent souvent le tracé exact emprunté par David dans ses vidéos[56]. Cela est valable pour d’autres traceurs modèles, mais aussi simplement entre traceurs d’une même région, qui s’imitent ou se lancent des défis entre eux. Par ailleurs, les traceurs associent souvent des lieux ou des configurations spatiales particulières avec certains mouvements[57] (ce ne sont pas deux murs parallèles, mais un « saut de bras »), ce qui permet le dialogue et la transmission de connaissances, mais conditionne également la manière dont les pratiquants vont percevoir ces lieux. Remettre en question des normes amène à de nouvelles normes, et l’environnement n’est pas perçu en ses propres termes, mais à travers le vocabulaire, les codes, normes et techniques du parkour. Il est ainsi impossible de percevoir l’environnement de manière absolue, indépendamment de tout a priori. Cependant, il reste possible de constamment décoder et recoder l’environnement afin que la perception de celui-ci reste fluide et ne se fixe pas pour devenir une contrainte improductive, qui limiterait à son tour les possibilités de mouvement. Cela nécessite que la perception des utilisations possibles du corps et de l’environnement soit régulièrement bousculée : en progressant, en testant de nouvelles actions même lorsque leur issue est imprévisible, en observant d’autres traceurs, athlètes ou artistes, en changeant de point de vue, en variant les lieux d’entrainement…

Environnement dédié #

Que se passe-t-il lorsque l’on déplace le parkour dans des lieux dédiés ? Dans les pays où le skateboard a été le plus fortement régulé et déplacé dans des lieux spécifiques, les skateurs préfèrent tout de même la liberté de la ville, et se heurtent directement aux interdictions, aux systèmes anti-skate et aux forces de l’ordre[58]. Mais si cela n’empêche pas les skateurs de pratiquer, cela les force à adopter des attitudes peu tendres vis-à-vis des forces de l’ordre[59]. L’inclusion dans un lieu semble se faire au prix de la marginalisation dans un autre. Marginalisation qui semble par ailleurs n’être à l’avantage de personne. Ce phénomène peut après tout être attendu : le parkour est mal perçu parce que contre-normatif, ce qui est contre-normatif est marginalisé, et ce qui est marginalisé est policé[60] et criminalisé[61]. Lorsqu’une norme est appliquée, elle est du même fait renforcée. Matthew Lamb explique que tout comportement conforme au discours dominant agit en « réitération citationnelle »[62] de ce discours. Autrement dit, ces comportements répètent le discours dominant, et agissent ensuite comme des éléments qui sont « cités » pour légitimer le discours dominant. En excluant les comportements anormaux, on renforce d’autant la norme, et si c’est une des raisons qui expliquent que le parkour est actuellement peu toléré dans l’espace public, il est clair qu’on ne peut espérer une meilleure acceptation en le déplaçant hors de l’espace public pour être pratiqué dans des zones séparées fonctionnellement et géographiquement (et rendu invisible puisqu’absent de l’espace public). Par ailleurs, ce serait accepter « l’injonction qui lui est faite par la société de se conformer à ses normes, de rentrer dans ses cases »[63]. Pour insister sur ce point : si le parkour est peu toléré dans l’espace public, c’est bien parce qu’avant lui les activités similaires ont été rejetées, marginalisées et exclues. Malgré le fait que le parkour ait une place spéciale à nos yeux, on ne peut pas le considérer comme un cas unique, indépendant de dynamiques sociales plus larges et sans comparaison possibles à des cas similaires, notamment historiques. Ce qui ne signifie pas que son destin est tout tracé, mais que l’on a des indices à disposition avec lesquels réfléchir, et qu’il serait absurde de les ignorer.

Les parkour-parks ne sont évidemment pas les seuls ici en cause. Le sociologue Florian Lebreton[64] estime que, parce qu’il est réutilisé dans des programmes d’éducation physique et sportive qui se font en salle (par habitude, commodité, pour des besoins pédagogiques ou par souci de faire accepter la discipline), le parkour tend à être aménagé pour correspondre aux besoins de l’éducation physique. Le droit à la ville ou la réinterprétation de l’environnement sont écartés de la discipline, et les techniques elles-mêmes sont modifiées pour correspondre à ce nouveau cadre spatial. Cela ne se fait pas sans conséquence : le corps ne réagit pas de la même manière sur le béton que sur les équipements sportifs. Il reste à démontrer si l’entrainement en salle est moins dangereux qu’en ville[65], le moins qu’on puisse dire c’est que les conséquences (positives et négatives) de l’entrainement sur le pratiquant différeront. Et avec tout ce qui a été développé dans cet article, on comprend assez facilement que l’expérience vécue du parkour ne peut pas être identique dans des espaces physiquement et socialement radicalement différents. Le travail du regard et de la créativité, l’adaptation et l’harmonie à l’environnement donné (au lieu de vouloir l’adapter), la confrontation à la peur, l’apprentissage situé (celui qui se fait dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles il sera appliqué), l’interaction avec l’espace public… ces éléments disparaissent, ou passent en arrière-plan. Vouloir sortir le parkour de la ville, c’est le considérer « comme une activité exclusivement physique »[66]. On ne peut éviter de mentionner au passage que de manière générale les utilisations architecturales alternatives qui ne sont pas interdites sont réinjectées dans la culture dominante par leur commercialisation[67] et leur spectacularisation[68]. Pour que le parkour reste une discipline subversive et puisse être compris en ses propres termes, il convient donc d’éviter de rentrer dans des catégories préconçues. Comme le souligne L’1consolable, « aussitôt que l’on vous circonscrit à une catégorie, il vous est impossible d’en sortir, et tout échange ultérieur est voué à se faire dans le cadre bien défini de cette catégorie »[69]. Le fait que le parkour soit rangé dans la catégorie « sport » ou « spectacle » conduit à son interprétation dans les termes de cette catégorie. Alors qu’il faudrait pouvoir « générer du sens à partir de ce qui se passe, et non de ce qui a été entendu ou vu préalablement »[70]. Sortir le parkour de l’espace public participe de ce phénomène et facilite sa réutilisation commerciale (et sa sortie des mains des traceurs, sans doute). Par ailleurs, si l’entrainement dans des lieux dédiés peut faire penser que le parkour y sera moins régulé que dans la ville, ce n’est pas si évident. Les institutions qui créent ou hébergent ces lieux d’entrainement peuvent tout à fait édicter des règles d’utilisation, que ce soit pour gérer risque, sécurité et responsabilité, mais également pour de simples raisons d’organisation, de propreté ou de maintien du matériel. Une des conditions de l’utilisation créative d’un espace, c’est de ne pas s’en sentir trop responsable et propriétaire non plus…

La construction de structures de pratique artificielles représente un investissement non négligeable, et il faut sérieusement se poser la question de leurs avantages et désavantages. Leur construction à des fins politiques, par des municipalités entendant redorent leur blason[71], ou souhaitant contenir des jeunes gens qui autrement joueraient dans la rue et cultiver en eux des valeurs sociales estimées désirables[72] devrait au moins susciter un questionnement, sinon une résistance, de la part des traceurs qui ont toujours affirmé la liberté de leur pratique. Plutôt que des lieux spécifiques, rejetés dans la périphérie et conçus pour une seule fonction (parkour-park), il semblerait plus intéressant de développer des zones ludiques ouvertes à l’interprétation de chacun dans les espaces que l’on fréquente quotidiennement[73]. La volonté d’exclure ou de divertir certaines catégories sociales peut masquer la nécessité de vraies transformations sociales, et pour le cas du parkour elles commencent par le besoin d’intégrer le jeu et l’activité physique au sein de la vie quotidienne et au cœur des villes.

Yann Daout

Bibliographie #

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  • Yang T L, Dixon M W, Proffitt D R, 1999 “Seeing big things: Overestimation of heights is greater for real objects than for objects in pictures” Perception 28, p.445-467

Notes #


  1. Angel, J. (2011), “Ciné Parkour: a cinematic and theoretical contribution to the understanding of the practice of parkour.” ↩︎

  2. Angel (2011) ↩︎

  3. Lamb, M.D. (2010) « Negating the negation: The practice of parkour in spectacular city. » Kaleidoscope: A Graduate Journal of Qualitative Communication Research 9.1: 6. ↩︎

  4. Lamb, M.D. (2014a), « Self and the City: Parkour, Architecture, and the Interstices of the ‘Knowable’City. » Self 10.2. ↩︎

  5. Lamb, M.D. (2011), “Tracing the path of power through the fluidity of freedom: The art of parkour in challenging the relationship of architecture and the body and rethinking the discursive limits of the city.” Diss. Bowling Green State University. ↩︎

  6. Lamb (2014a) ↩︎

  7. Kidder, J.L. (2012) « Parkour, the affective appropriation of urban space, and the real/virtual dialectic. » City & Community 11.3, 229-253. ↩︎

  8. Peut-être faudrait-il introduire ce terme dans le vocabulaire des traceurs francophones, parce qu’il me semble que l’on n’a pas d’équivalent (que l’on me dise si je me trompe) et que c’est important pour communiquer ce phénomène en peu de mots. Mais en même temps, ça sonne mal, on dirait un superpouvoir pourri. Je suis ouvert aux suggestions ! ↩︎

  9. Taylor, J.E.T., J. Witt, and M. Sugovic, “When walls are no longer barriers: Perception of wall height in parkour.” Perception, 2011. ↩︎

  10. Ce phénomène a été largement étudié, et a pour nom illusion verticale-horizontale. Le phénomène est déjà apparent lorsqu’il s’agit d’observer des images, mais est apparemment encore amplifié lorsqu’il faut donner une estimation pour des objets réels. (Yang T L, Dixon M W, Proffitt D R, 1999 “Seeing big things: Overestimation of heights is greater for real objects than for objects in pictures” Perception 28, p.445-467) ↩︎

  11. Bavinton, N. (2007), « From obstacle to opportunity: Parkour, leisure, and the reinterpretation of constraints. » Annals of leisure research 10.3-4 : 391-412. ↩︎

  12. To afford a le double sens de « offrir » et de « être en mesure de pouvoir faire quelque chose ». Le concept d’origine est de James Gibson, mais je l’utilise à la manière de Bavinton (2007). ↩︎

  13. German, T.P., & Defeyter, M.A. (2000). "Immunity to functional fixedness in young children". Psychonomic Bulletin & Review, 7(4), 707-712. ↩︎

  14. Ameel, L. & S. Tani, “Everyday aesthetics in action: Parkour Eyes and the beauty of concrete walls.” Emotion, Space and Society, 5(3), 2011. ↩︎

  15. Détrez Christine, La construction sociale du corps, Seuil, 2002, p.99-100. ↩︎

  16. Rawlinson, C. & M. Guaralda (2012), “Chaos and creativity of play : designing emotional engagement in public spaces.” In Out of Control : 8th International Conference on Design and Emotion, 11-14 September 2012, Central Saint Martins College of Arts and Design, London. ↩︎

  17. C’est à dire un espace détaché de ses dimensions sociales, humaines, identitaires, historiques, émotionnelles… ↩︎

  18. Ameel (2011) ↩︎

  19. Kidder, J.L. (2013) “Parkour: Adventure, Risk, and Safety in the Urban Environment.” Qualitative Sociology. ↩︎

  20. Voir p.ex. Vygotsky ou Huizinga, mais une multitude d’autres auteurs ont exploré ce thème. ↩︎

  21. Ameel, L. & S. Tani, “Parkour: Creating loose spaces?” Geografiska Annaler: Series B, Human Geography, 94(1), 2012, 17-30. ↩︎

  22. http://www.parkour-literally.com/parkour-lart-de-subvertir-le-rapport-a-lespace-public/ ↩︎

  23. Bezanson, R.P. & A. Finklemann (2010), « Trespassory art. » University of Michigan Journal of Law Reform 43. ↩︎

  24. Bezanson (2010) ↩︎

  25. Rawlinson, C., and M Guaralda (2011), « Play in the city: Parkour and architecture. »: In The First International Postgraduate Conference on Engineering, Designing and Developing the Built Environment for Sustainable Wellbeing, 27-29 April 2011, Queensland University of Technology, Brisbane. ↩︎

  26. Lamb (2011) ↩︎

  27. Rawlinson (2011) ↩︎

  28. Rawlinson (2011) ↩︎

  29. On peut d'ailleurs remarquer à quel point nous sommes mieux acceptés lorsque nous faisons une activité rémunérée (démonstrations, publicités, compétitions...) ↩︎

  30. Lamb (2010) ↩︎

  31. http://www.parkour-literally.com/fiche-experimentation-pratiques-creatives-des-espaces/ ↩︎

  32. http://www.parkour-literally.com/parkour-lart-de-subvertir-le-rapport-a-lespace-public/ ↩︎

  33. Atkinson, M. (2009), « Parkour, anarcho-environmentalism, and poiesis. » Journal of sport & social issues. ↩︎

  34. Angel (2011) ↩︎

  35. Le syndrome du “ce qui est important, c’est le mouvement”, refus de la discussion et de la critique, etc. ↩︎

  36. Angel (2011) ↩︎

  37. Lamb (2014a) ↩︎

  38. Ameel (2012) ↩︎

  39. Rawlinson (2011) ↩︎

  40. Angel (2011) ↩︎

  41. Angel (2011) ↩︎

  42. Ameel (2011) ↩︎

  43. Angel (2011) ↩︎

  44. Gilchrist, P., and B. Wheaton (2011), « Lifestyle sport, public policy and youth engagement: Examining the emergence of parkour. » International journal of sport policy and politics 3.1 (2011): 109-131. ↩︎

  45. Ameel (2012) ↩︎

  46. Rawlinson (2012) ↩︎

  47. Berger, Peter L. & Thomas Luckmann, The social construction of reality: a treatise in the sociology of knowledge, Anchor Books, 1966, p.89. ↩︎

  48. Rawlinson (2012) ↩︎

  49. Ameel (2012) ↩︎

  50. Rawlinson (2012) ↩︎

  51. Angel (2011) ↩︎

  52. Bavinton (2007) ↩︎

  53. Wacquant, Loïc, Parias urbains : Ghetto, banlieues, État, La Découverte, Paris, 2006 ↩︎

  54. Stapleton, S. & S.Terrio (2012), “Le Parkour: Urban Street Culture and the Commoditization of Male Youth Expression.” International Migration, 50(6), 18. ↩︎

  55. Interview avec Mathieu Kassovitz https://www.youtube.com/watch?v=wJmJhYU01\_s ↩︎

  56. Murray, J.B. (2010), “Knowing obstacles: urban dialogues in parkour practice.” Diss. Central European University. ↩︎

  57. Murray (2010) ↩︎

  58. Ameel (2012) ↩︎

  59. Gilchrist (2011) ↩︎

  60. Gilchrist (2011) ↩︎

  61. Rawlinson (2011) ↩︎

  62. Lamb (2014b) ↩︎

  63. http://www.parkour-literally.com/parkour-parks-ou-parkour-il-faut-choisir/ ↩︎

  64. LeBreton, F., G. Routier, S. Héas, et D. Bodin (2010), « Cultures urbaines et activités physiques et sportives. La sportification du parkour et du street golf comme médiation culturelle », Canadian Review of Sociology, 47(3), pp.293-317. ↩︎

  65. Ce n’est vraiment pas évident aujourd’hui, et c’est fortement contesté par énormément de pratiquants, ainsi que certains auteurs, comme Julie Angel. ↩︎

  66. http://www.parkour-literally.com/parkour-parks-ou-parkour-il-faut-choisir/ ↩︎

  67. Mould, O. (2009), « Parkour, the city, the event. » Environment and planning. D, Society and space 27.4: 738. ↩︎

  68. Lamb (2011) ↩︎

  69. http://www.parkour-literally.com/fiche-experimentation-pratiques-creatives-des-espaces/ ↩︎

  70. http://www.parkour-literally.com/fiche-experimentation-pratiques-creatives-des-espaces/ ↩︎

  71. http://www.parkour-literally.com/parkour-parks-ou-parkour-il-faut-choisir/ ↩︎

  72. Gilchrist (2011) ↩︎

  73. Nos meilleurs terrains de jeu n’ont « rien » coûté, puisqu’ils ont été construits pour d’autres fonctions. Escaliers, fondations inachevées ou ruines d’un bâtiment, mobilier urbain destiné à y mettre des plantes… Il est fort possible qu’une telle approche soit moins coûteuse que la construction de parkour-parks. ↩︎